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L’air était empli de joie électrique. Plutôt bizarre, comme sensation, mais c’était la meilleure traduction que Thomas pouvait en donner. Comme si les uns et les autres avaient épuisé leur réserve de stress, et qu’il ne leur restât plus qu’un fond d’hystérie et de rire nerveux.
Depuis l’épisode de l’avion, les blagues lourdingues se succédaient. Cette fois, on en était sortis, c’était sûr. On guettait l’arrivée des secours. On envisageait la suite. On allait se revoir la semaine prochaine, faire la fête – et pourquoi pas passer des vacances ensemble ? Les journalistes allaient s’arracher leurs témoignages. Quelle aventure, n’est-ce pas ?
Le problème était que Thomas n’y croyait pas. Appelez ça de la crétinerie. Ou un syndrome dépressif. Mais le fait était là. Il n’arrivait pas à se convaincre d’un retour à la normale.
En y réfléchissant, il avait aimé ce stress. Ce flot constant d’adrénaline avait réveillé en lui des sensations oubliées, comme sa rencontre avec Elizabeth. En même temps, il était terrifié dès qu’il se mettait à réfléchir au sort de Karen et Pearl. Et puis la réapparition de Seth Gordon dans sa vie le perturbait profondément. À vrai dire, il ne savait plus où il en était.
— Alors on ne risque plus rien ? demanda Lenny.
Ils se baladaient en contrebas du village. La fumée du bunker montait toujours dans le ciel, derrière eux.
— Je suppose, dit Thomas. Le pilote va forcément alerter quelqu’un. Même le plus débile des fonctionnaires locaux déclenchera une enquête.
Ils s’installèrent à l’ombre d’un gros buisson.
— Quand j’étais au Niger, reprit-il, je voyageais à bord d’un petit avion du même genre. On voyait le sol par les trous dans la carlingue, le pilote était un vrai dingue. On effectuait des sauts de puce d’un village à l’autre pour apporter des vaccins. Jusqu’au Nigeria, parfois. Il fallait faire gaffe, les frontières étaient flottantes et la corruption monnaie courante. On se posait n’importe où, de jour comme de nuit. Les terrains, c’était n’importe quoi. Il y avait des balises lumineuses, mais les militaires qui se bourraient la gueule s’entraînaient à tirer dessus.
— C’est drôle, dit Lenny. Je vais presque regretter cet endroit. Ces promenades avec vous.
Le vieillard désigna un cactus.
— À moi de vous raconter une histoire. Vous voyez ce yucca ?
— Celui qui ressemble à un type aux bras écartés ?
— Les mormons l’appellent Arbre de Josué. Savez-vous pourquoi ?
— Non.
— Au milieu du xixe siècle, les mormons ont quitté le Nebraska pour aller vers l’Ouest fonder leur propre État, hors de la juridiction de l’Union. Ils étaient menés par Young, une sorte de Moïse doté d’un esprit conquérant à la Bonaparte. Ils se sont retrouvés dans le désert du lac Salé, à court d’eau et de vivres, et ils ont failli baisser les bras. Mais ils sont tombés sur ces arbres, des yuccas aux branches tordues. De loin, ils les ont pris pour des gens, les bras grands ouverts. Young a sauté sur l’occasion pour galvaniser ses troupes. « Là ! il a dit. Voyez Josué qui nous souhaite la bienvenue en Terre promise ! » Le nom est resté. Après ça, les mormons sont repartis et ont bâti Salt Lake City dans l’Utah.
— Je croyais qu’ils voulaient fonder un État indépendant.
— Ça n’a pas marché. Leur territoire était déjà revendiqué par le Mexique. L’année d’après, le Mexique l’a cédé aux États-Unis et l’Utah a réintégré l’Union. Il y a eu pas mal de conflits après ça, mais Young s’en est bien tiré : c’est devenu le seul gouverneur américain polygame. À sa mort, il avait vingt-trois épouses et possédait une fortune.
— Vingt-trois ? Quelle santé !
— N’est-ce pas ? sourit Lenny.
Thomas étudia son profil. Son nez fin, ses cheveux immaculés.
— Vous connaissez bien le désert, hein ?
— Je vous l’ai dit, je possédais des mines de borax dans le temps. Mais ça ne m’a pas intéressé. Lorsqu’on a certains goûts, la vie est plus facile à New York, ou San Francisco.
Thomas acquiesça d’un hochement de tête.
— Merci, dit-il simplement.
— De quoi ?
— Pour votre amitié. Votre soutien. Merci de m’avoir sauvé la vie.
— Oh, il n’y a vraiment pas de quoi. Avec qui aurais-je eu toutes ces intéressantes conversations, sinon ?
Thomas se leva.
— Je dois rentrer au village. Ça ne vous dérange pas si je vous abandonne ?
Lenny rajusta ses lunettes de soleil.
— Je vais soigner mon teint. Le bronzage redevient à la mode. Et il n’y a plus rien à craindre, à présent.
Tom regagna la rue. Tourna à l’angle du bunker et rejoignit la façade arrière. Sa chemise se trouvait toujours là-haut, qui pendait.
Il fallait qu’il vérifie. Qu’il soit sûr.
Il reproduisit sa manœuvre d’escalade, cette fois en prenant tout son temps. Il mit les pieds sur la passerelle. L’intérieur n’était plus qu’un fatras de fer, de béton et de bois.
Un frisson le parcourut en songeant au fait que le corps de Vector Kaminsky se trouvait quelque part en dessous. Puis il alla vérifier ce pour quoi il était venu.
Il n’avait pas eu le temps de bien regarder les photos, la première fois, mais maintenant il n’était plus pressé. Il passa les groupes d’ouvriers et se dirigea vers celle qui l’intéressait. Examina l’homme dans le cadre. Ce regard. Cette façon de sourire. Il était plus jeune, mais on le reconnaissait bien.
Le patron de la Bullfrog Mining Company était Léonard Stern.